Dépolluer le Gange, une mission impossible ?

Le fleuve sacré des hindous, où ils se baignent quotidiennement par milliers, est devenu un immense égout, charriant cadavres d’hommes et d’animaux. Narendra Modi, le premier ministre indien, a répété en se rendant le 23 juillet au bord du fleuve sa promesse de dépolluer le Gange. Le défi est de taille.


C’était l’une des grandes promesses de la campagne deNarendra Modi, le premier ministre indien élu le 16 mai 2014 : la dépollution du Gange. En se rendant au bord du fleuve le 23 juillet pour prier et célébrer son triomphe électoral, il s’est à nouveau fermement engagé à réussir là où ses prédécesseurs avaient échoué.

Le nouveau gouvernement va allouer un budget de 20,4 milliards de roupies (250 millions d’euros) au nettoyage du fleuve, dans le cadre de la « mission Gange ».

Le fleuve, qui serpente sur près de 2 500 km le nord de l’Inde, est devenu un conduit d’égout géant où se côtoient les excréments à peine retraités de près de cinq millions d’habitants et des millions de litres de déchets industriels chimiques.

La situation devient extrêmement alarmante : le taux de coliformes fécaux (des bactéries intestinales humaines et animales) présent dans l’eau peut atteindre par endroits 200 fois le seuil autorisé, selon les autorités locales. Pourtant, les fidèles hindous sont encore nombreux à se baigner dans cette eau contaminée.

Qu’est-ce qui pollue le Gange ?

Chaque jour, le fleuve sacré est le réceptacle des restes de quelque 475 cadavres humains ainsi que de 1 800 tonnes de bois utilisées pour les crémations, auxquels s’ajoutent les 10 000 carcasses d’animaux qui y sont abandonnées, ce qui constitue une importante source de pollution.

Dans la croyance hindoue, mourir dans le Gange – et en particulier à Varanasi, sur la rive gauche du Gange – permet d’en finir avec le cycle des réincarnations et d’atteindre la moksha (l’équivalent du nirvana pour les bouddhistes). Les Indiens y viennent donc mourir en masse.

À cela s’ajoutent les substances toxiques industrielles. Kanpur, une ville située à 500 km au nord de New Delhi, réputée dans le domaine du traitement de cuir, est l’un des quatre sites qui polluent le plus le fleuve. Rakesh K. Jaiswal, le fondateur de l’association de préservation du Gange Eco-Friends, estime que la ville déverse « environ 500 millions de litres de substances toxiques chaque jour ».

À elles seules, les quelque 400 tanneries de la ville, y compris celles clandestines, produisent quotidiennement 50 millions de litres de rejets, dont 41 millions qui ne sont pas traités, selon Jaiswal. Ces ateliers, en blanchissant et en colorant les peaux de bêtes, rejettent des eaux toxiques noires, bleues ou parfois jaunes, dont ils se débarrassent dans le fleuve.

Quel est l’impact sanitaire de cette pollution sur la population ?

À Jaana, un village pauvre de la banlieue de Kanpur, l’inaction depuis 30 ans en matière de santé publique a des effets visibles. Malti Devi, une jeune femme au foyer, explique avoir vu apparaître d’importantes éruptions cutanées peu après avoir emménagé ici."C’est devenu grave et j’ai maintenant des éruptions permanentes sur tout le corps", dit-elle en montrant des plaies rouges sur ses bras et son estomac. Cinq ou six villageois présentent les mêmes symptômes. Des médecins de la région corroborent leurs affirmations, estimant que leurs maux sont bien dus au contact avec l’eau.

Le Gange est considéré, dans la conscience collective, comme le réservoir historique du choléra.

Pourquoi les hindous continuent-ils à faire leurs ablutions dans le fleuve malgré les risques ?

Pour la plupart des Indiens, le Gange est sacré, donc nécessairement propre : la foi l’emporte sur la science, et les campagnes de sensibilisation au danger de l’eau ne produisent pas les effets escomptés. Chaque année, des dizaines de millions de fidèles affluent de tout le pays vers les rives du Gange, pour braver le danger d’une immersion : l’eau les purifie et lave tous leurs péchés.

Mais certains, arrivés à destination, se disent de plus en plus découragés. Vijay Nishad, un passeur de pèlerins sur le Gange depuis plus de 15 ans, explique que son activité souffre vraiment de la pollution : « Environ 100 à 200 personnes sont venues pour se baigner ce matin mais elles sont reparties sans mettre un pied dans l’eau à cause des poissons morts et de l’odeur terrible ».

Quel est l’enjeu politique d’une dépollution du Gange ?

Pour Narendra Modi, la promesse est audacieuse mais bel et bien calculée. En réussissant à nettoyer le Gange, il renforcerait encore son prestige auprès de ses partisans hindous et cela constituerait une preuve tangible de sa réputation de dirigeant à poigne, image qu’il a largement cherché à véhiculer pendant sa campagne électorale. Mais les Indiens restent pour la plupart sceptiques quant à l’efficacité du projet de nettoyage.

Pour les nationalistes hindous, la dépollution du Gange peut également être motivée par un argument religieux : ce sont les musulmans qui détiennent la majorité des ateliers de l’industrie du cuir. Le premier ministre, leader du parti nationaliste hindou, le BJP (Bharatiya Janata Party) manifeste officieusement son désir de les écarter : il avait prononcé un discours islamophobe en 2002, lors d’émeutes intercommunautaires.

Pourquoi les tentatives précédentes de dépollution du fleuve ont-elles échoué ?

Le premier projet de nettoyage du fleuve sacré remonte à 1986, lorsque a été lancé le « Ganga Action Plan ». Des milliards de roupies avaient été consacrées au nettoyage du fleuve depuis 30 ans en vain, selon les défenseurs de l’environnement.

Depuis, divers moyens ont été déployés pour dépolluer, comme l’installation de stations d’épuration et leur raccordement à des centaines de kilomètres d’égouts, la construction d’un très grand nombre de toilettes publiques et de crématoires électriques, mais ils ne sont utilisés que par les plus indigents.

Des milliers de tortues nécrophages ont été lâchés dans l’eau du fleuve, dans l’espoir qu’elles dévorent les cadavres insuffisamment brûlés, mais les reptiles ont été très rapidement capturés et consommés par les riverains pauvres.

Le fondateur d’Eco-Friends, se veut beaucoup plus optimiste concernant la nouvelle initiative du premier ministre : « Beaucoup de choses ont été essayées depuis 1986 mais je pense qu’il manquait un effort coordonné et une gestion technique ». Or Narendra Modi est réputé pour gouverner avec une main de fer.